
« L’Autre Langue des femmes », de Léonora Miano, Grasset, 256 p., 20,90 €, numérique 15 €.
Pour ceux qui s’interrogent sur le succès rencontré par le concept d’intersectionnalité, à savoir le redoublement des discriminations – raciales, sociales et de genre – dont les femmes noires précaires offrent un cas emblématique, L’Autre Langue des femmes, essai perspicace et sans concession de Léonora Miano, apportera un nouvel éclairage. La romancière franco-camerounaise, fêtée par la critique littéraire, lauréate du prix Femina 2013 pour La Saison de l’ombre (Grasset), y déjoue nos attentes en refusant les cadres imposés par la pensée féministe occidentale, qu’une bonne conscience émancipatrice rend selon elle aveugle au déséquilibre des rapports entretenus avec l’Afrique.
Car à vouloir sauver les femmes victimes de pratiques culturelles arriérées, leurs bienfaitrices autoproclamées ne font que les constituer en opprimées par excellence et ignorent l’« autre langue » de celles que Léonora Miano nomme pour sa part les Subsahariennes. Quelles leçons, d’ailleurs, celles-ci auraient-elles à recevoir, elles dont les ancêtres ne furent pas voilées ou conduites au bûcher, ne connurent pas l’infanticide des filles, ou ne remplirent pas le rôle d’un homme au prix de leur féminité, telles les vierges sous serment en Albanie ? Elles dont les mythes accordent, à l’inverse, une place prépondérante au principe féminin et dont les guérisseuses ou les prêtresses appartenaient à l’élite sociale. « Les Subsahariennes, qui enfantèrent l’humanité, écrit Léonora Miano non sans superbe, n’ont nul besoin de mendier une chambre à elles dans la grande maison bâtie par d’autres. »
Que reproche-t-elle exactement au féminisme ? De tout parier sur l’égalité et, dès lors, de faire de l’homme l’unité de mesure exclusive, au risque d’ignorer la singularité du féminin. Certes, les Occidentales accèdent aux droits qui leur reviennent ou sont libres de faire carrière. Mais un tel but, considéré comme universel, revient à fixer pour idéal à toutes les femmes de prendre place dans la compétition capitaliste. Si l’expérience des Subsahariennes représente une « autre langue » dont leurs sœurs blanches pourraient tirer profit, c’est que, loin de se définir par ce qu’elles subissent, les femmes d’Afrique donnent l’exemple d’une extraordinaire confiance en soi.
Léonora Miano n’entend nullement vanter la supériorité d’un matriarcat fantasmé ; seulement faire entendre des reines mères, des guerrières et des commerçantes dont les voix ne furent pas étouffées autrefois en Afrique. Ainsi de Tassi Hangbe, qui assura la régence du Danhomè (actuel Bénin) au début du XVIIIe siècle et créa les agoodjie, premier corps armé exclusivement féminin. Ou de Sarraounia Mangou, à la fois gouvernante et guide spirituelle (au sud-ouest de ce qui est aujourd’hui le Niger), qui mit en déroute en 1899 la mission Voulet-Chanoine – une opération coloniale au Tchad. Parmi ces femmes fortes, Léonora Miano n’hésite pas à critiquer celles qui, comme Njinga Mbande, princesse du Ndongo (futur Angola), au XVIIe siècle, se comportait envers les femmes comme les pires des phallocrates.
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